De l’origine de Jean Cassien
Fondateur de l’abbaye de Saint-Victor
Par Joseph Pey
Dans la presque totalité des ouvrages actuels ou récents, faisant état de saint Jean Cassien, celui-ci y est présenté comme un moine natif d’Orient:
– H.L.Marrou, historien de grande notoriété, a écrit en 1966 dans un rapport présenté au congrès tenu sur l’histoire de l’abbaye de Saint-Victor de Marseille (recueil publié dans la revue « Provence Historique » tome XVI/1966): « … Nous possédons sur son origine (de Jean Cassien) un témoignage, celui de Gennade de Marseille, historien sérieux, bien documenté…. Son texte est d’établissement assuré, le sens obvie: « Cassianus natione Scytha » signifie qu’il était originaire de la province romaine de Scythie mineure, la Dobrogea actuelle aux bouches du Danube…. »
– F. Benoît, autre historien de grande notoriété aussi, adopte la même thèse: « Natif de Scythie mineure… »
– Charles Seinturier, Chanoine de Marseille, a voulu se hasarder en histoire en publiant au début de 1968 un ouvrage intitulé « Marseille Chrétienne dans l’Histoire », et parlant de Jean Cassien en page 71, il en écrit: « Il est peut-être né dans la Dobroudja, mais plus vraisemblablement à Salt dans la Turquie orientale ».
L’une et l’autre de ces thèses ne sont que des hypothèses.
En effet, l’abbé Gennade, invoqué par l’historien Marrou, est presque contemporain de Cassien. C’est effectivement cet abbé Gennade qui est à l’origine de la controverse au sujet de la naissance de Cassien, ou du moins le texte qu’il en a écrit. On sait qu’à cette époque de Cassien et de Gennade, les textes étaient écrits à la main, d’où leur nom de manuscrits, puis recopiés , et plus souvent dictés pour aller plus vite. Marrou fait état de ce qu’il a lu: « Cassianus natione Scythia ».
Or Marius Frezet, marseillais très connu et très estimé en son temps et qui fut un érudit en tout ce qui touchait au passé de la Provence, a fait très justement remarquer que d’autres copies de Gennade indiquent « in Cirtha » ce qui serait Constantine, ou encore « in Serda », ou « Sarta » ou même « Natione Afer » ce qui voudrait dire Afrique.
Frezet a écrit que le texte initial devait être: « in Cytharista » ce qui correspond à la Ciotat, lieu certainement inconnu des copistes, mais qui se trouve justifié comme nous allons l’expliquer plus loin.
Disons encore, avant cette justification, que l’abbé Gennade écrivait certainement très mal car son texte prête à d’autres erreurs.
A ces flottements vient s’opposer une certitude. La voici:
– Dans le précieux ouvrage: « Histoire de Marseille » par Antoine de Ruffi, 2e édition/1696, tome II, page 142, on peut lire: « Holstensius, bibliothécaire du Vatican, qui a publié l’état des anciens moines, dit formellement que Cassien était français, qu’il ne visita les monastères d’Egypte que pour acquérir une parfaite connaissance de l’esprit, de la conduite et des maximes de ces solitaires si éclairés. »
Holstensius base son jugement sur les écrits de Cassien lui-même:
– Au chapitre Ier de sa vingtième conférence, Cassien dit « qu’il désirait avec chaleur retourner dans sa province » (ad repetendum Provinciam atque revisendum parentes = pour revenir dans sa province et revoir ses parents)*.
Holstenius en conclut que Cassien était provençal. Il prend le mot Provinciam au pied de la lettre.
– Holstenius, poursuivant l’examen attentif des écrits de Cassien en dégage que les parents de celui-ci étaient riches puisque Cassien indique « qu’ils seraient ravis de lui donner avec abondance tout ce qui lui serait nécessaire pour vivre dans la solitude et mener la vie monastique ».
– Cassien (suivant ce que relève Holstenius) parle aussi très avantageusement de son pays et y dit que: « l’assiette y était belle et qu’il y avait tout ce qui était nécessaire à la vie ».
Or la Scythie est bien à l’opposé d’une telle description.
Et toujours d’après Holstenius, les ouvrages de Cassien, dans leur formulation et leur style, « sont conformes à la latinité qui était en usage dans les Gaules, étant semblables au style d’Eucher, de Vincent de Lérins et d’autres écrivains qui florissaient en Provence à cette époque. »
Ces conclusions d’Holstenius se retrouvent exactement au même diapason dans l’étude du chanoine Léon Christiani, qui fut doyen de la Faculté Catholique des Lettres à Lyon, dans sa référence: « Cassien »- collection « Figures Monastiques » dirigée par les Bénédictins de saint Wandrille.
Au chapitre Ier – page 48 – on peut lire: « … En faisant de Cassien un provençal de naissance, nous ne ferons que revenir (contrairement à ce qu’en pensent certains critiques) à l’opinion la plus commune depuis des siècles, car elle fut non seulement celle de Pagi, d’Holstenius, du cardinal Noris, des Fabrigius, et de nombreux autres érudits des XVIe et XVIIe siècles, mais aussi d’Ampère, de Guizot, de Dom Besse, d’Abel, de Grutzamacher, de Pergoire, de Dom Pichery, parmi les plus récents. »
Ainsi sur la base de ces références que nous tenons pour probantes, Saint Jean Cassien est bien provençal de naissance.
Le texte de l’abbé Gennade se traduit « en la ville de Cytharista » ou la Ciotat.
Et l’arrivée de Cassien à Marseille après la mort survenue en 409 du patriarche Chrysostome dont il était le diacre**, s’explique comme un retour en sa patrie d’origine, et explique aussi le succès de son entreprise monastique à Marseille et en Provence dont il connaissait à la fois les populations et les lieux.
1er mars 1989.
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* Provincia,ae,f signifie la Provence, lorsque le mot est écrit avec une majuscule et employé seul. Il est donc tout à fait légitime de traduire « ad repetendam Provinciam » par « revenir en Provence »
** Il fut chassé de Constantinople par le décret du 29 août 404 par lequel l’empereur Arcadius sommait les amis de saint Jean Chrysostome de rentrer chacun dans son pays. Sur le chemin du retour, avant de regagner Marseille, il séjourna plusieurs années à Rome.
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